Peut-on encore créer de la valeur sans se transformer ?
Bertrand Quélin et Hélène Loning (HEC) décryptent un dilemme stratégique : créer de la valeur exige plus qu’innover, comme le montre le marché automobile.

Ce qu’il faut retenir
- L’innovation ne garantit plus un avantage concurrentiel durable : les imitateurs et nouveaux entrants captent souvent la valeur.
- La transformation organisationnelle est indispensable pour aligner stratégie, performance et durabilité.
- Le rôle du manager évolue : il devient chef d’orchestre de la cohérence stratégique et opérationnelle.
Un monde qui ne récompense plus les pionniers
Professeur de stratégie à HEC, Bertrand Quelin observe que les entreprises à l’origine des grandes ruptures ne sont pas forcément celles qui en tirent les fruits.
" Les pionniers ne sont pas toujours ceux qui capturent durablement les parts de marché ", analyse ce spécialiste des nouvelles formes d’organisation et du management stratégique.
A la tête du programme exécutif « Elaborer une stratégie et manager sa performance », il constate combien l’environnement actuel bouleverse les règles : tensions géopolitiques, régulation croissante, concurrence mondiale féroce.
L’exemple de Tesla illustre cette fragilité. Icône de la disruption, le constructeur américain de véhicules électriques recule en Europe. Les chiffres publiés par l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) sont sans appel : en 2024, Tesla a enchaîne les trimestres dans le rouge, avec – 8 % au premier, − 16 % au deuxième, − 6 % au troisième, et – 10 % au quatrième. En janvier 2025, les ventes chutaient encore de 45 %, tandis que le marché global progressait de 37 %.
« En 2035, il ne sera plus possible de fabriquer et de construire des véhicules qui ne seront pas 100 % électriques », rappelle Bertrand Quélin. Un signal massif envoyé à tous les acteurs, en particulier aux concurrents chinois. Ces derniers ne se contentent pas d’innover : ils combinent qualité et guerre des prix. Dès lors, la question est posée : comment les constructeurs européens vont-ils s’adapter ? En continuant à s’inspirer de Tesla ? Ou en misant sur leur autonomie retrouvée pour réinventer leur chaîne de valeur ?
Renault-Nissan, une transformation en deux temps
Pour Hélène Loning, co-directrice du programme, la survie ne dépend pas uniquement de l’innovation, mais surtout de la capacité à refaçonner les organisations.
L’exemple de Renault-Nissan est éclairant. À la fin des années 1990, le groupe abandonne son organisation par métiers au profit d’une structure par gammes de véhicules, mieux adaptée à la fragmentation des marchés. Dans les années 2000, sous l’impulsion de Carlos Ghosn, l’entreprise se mondialise : nouvelle organisation par grandes régions, recours massif à l’externalisation.
Mais l’arrivée du véhicule électrique change la donne. Ce que Renault maitrisait — l’externalisation —devient une faiblesse. Pour rester compétitif, il faut désormais réintégrer la chaîne de valeur, en particulier la production des batteries. Car l’autonomie du véhicule, clé du marché électrique, dépend directement de cette maitrise.
" La structure organisationnelle est toujours une réponse à une stratégie désirée", insiste Hélène Loning .
Et cette stratégie, aujourd’hui, doit intégrer de nouvelles dimensions : durabilité, résilience, ESG. Autant de paramètres qui bouleversent les logiques traditionnelles.
De l’innovation à la transformation stratégique : le cas BlaBlaCar
Dans un autre registre de la mobilité : l’exemple de BlaBlaCar. Depuis sa création, la plateforme française illustre la manière dont une entreprise peut élargir son modèle pas à pas, en liant innovation et organisation.
"Quand on a un certain succès sur la proposition de valeur, il est très important de penser à la manière de s’organiser et à la performance que l’on va pouvoir dégager", rappelle Bertrand Quélin.
De fait, BlaBlaCar a bâti sa trajectoire par étapes :
• création d’un marché de toutes pièces (2012-2014) grâce à son modèle biface (conducteurs/passagers),
• expansion géographique (2015 – 2023), avec des résultats inégaux selon les pays,
• diversification métier (2019), via l’intégration des bus,
• entrée dans le covoiturage quotidien avec le rachat de Klaxit (2023)
Depuis, la société a encore élargi son champ : distribution de billets de train, services B2B avec un algorithme de remplissage, etc. BlaBlacar n’est plus une plateforme de covoiturage, mais un acteur multimodal.
Cette évolution n’a pas été qu’une question de produit : elle s’est accompagnée d’un nouveau pilotage de la performance. Les fondateurs sont passés d’une gestion entrepreneuriale dans l’ambiguïté à une organisation structurée, avec tableaux de bord, indicateurs et méthode OVAR (objectifs, variables d'action, responsabilités). Même le modèle de financement a évolué : des levées de fonds en capital-risque aux financements mixtes combinant capital et dette.
Le rôle du manager : chef d’orchestre de la cohérence
Ces transformations n’existent pas sans un acteur clé : le manager. Il n’est plus seulement gestionnaire, mais chef d’orchestre.
"Pendant près de dix ans, Frédéric Mazzella a navigué dans l’ambiguïté", raconte Helene Loning à propos du fondateur de BlaBlacar.
« Il ne savait pas où il allait, ni comment, mais c’était un management entrepreneurial, réactif, itératif, jusqu’à trouver enfin le marché et ammorcer sa croissance ».
Aujourd’hui, le rôle du manager s’élargit :
- Incarner la vision et lui donner sens
- Lire l’environnement (marché, régulation, attentes des parties prenantes)
- Transformer l’organisation pour l’adapter à la stratégie
- Coordonner l’action collective et assurer la cohérence
- Concilier court terme et long terme, en combinant finance et RSE pour bâtir la résilience des modèles d’affaires.
« Le manager, c’est le chef d’orchestre », résume Hélène. « Il porte l’œuvre, donne la vision, mais il la met aussi en musique, avec ses équipes ». Sans lui, la stratégie reste une idée. Avec lui, elle devient action.
Conclusion : créer de la valeur, oui — mais autrement
Alors, peut-on encore créer de la valeur sans transformer son modèle d’affaires ? La réponse est claire : non. L’innovation reste nécessaire, mais elle n’est plus suffisante. Pour durer, une entreprise doit :
- engager une transformation stratégique alignée sur les enjeux contemporains,
- refaçonner ses organisations pour les soutenir,
- piloter sa performance selon de nouvelles dimensions,
- et s’appuyer sur un leadership incarné, capable de faire le lien entre vision et action.
Créer de la valeur aujourd’hui, ce n’est plus inventer un produit, c’est réinventer l’organisation qui le porte.